01 novembre, 2012

Frank Smith. Guantanamo.


Toi. D'où viens-tu, au juste ? 

Franck Smith, Guantanamo, Seuil, Fiction et Cie, 2010




(photo afp. le ciel orange)


Voilà un livre étrange encore. 29 sections issues de documents divers (rapports, procès verbaux, interrogatoires) relatifs à Guantanamo et ses prisonniers, terroristes présumés de couleur orange (comme le danger). Parlant de passage de frontière, cultures potagères, de qu'est-ce que je fais là, et le camp de talibans, vous êtes ici car, je ne connais pas, avez-vous, on dit que, on dit que, vous avez reconnu que.


Un livre écrit dans une langue dure et infaillible car cadrée par des institutions juridiques qui la glace. La langue subit des torsions au sein des procédures menées, en règle, pourrait-on dire. Question. Réponse. Question. Réponse. Fin de l'audition. Etc. Il y a une grammaire qui empêche quelque chose de naître autour des témoignages : les lieux, les personnes rencontrées, les motivations intérieures. Les détails sont là mais il n'y a jamais rien qui déraille. Nous avons le propos et son énoncé, concis, sous les verrous - ne donnant pas à voir un réel mais les cadenas de celui-ci (empêchant aux yeux de se déporter plus loin que la condition précaire de prisonnier. On cherche quelque chose, lecteurs, comme eux, ouzbeks, tadjiks, afghans - croyants, qui se retrouvent dans la zone de Guantanamo - une foule d'étrangers qui ne comprennent pas trop la tournure des choses autour.

La procédure suit son cours et s'écrit toute seule, presque sans personne derrière. L'auteur récupère les morceaux. Frank Smith réécrit, traduit donc remâche, remâche encore, démonte, remonte, montre, fait des traits et des sauts de ligne au milieu des discours, leur donnant une logique qui n'est pas sans nous faire sentir l'insularité de Guantanamo : longer les murs, traverser couloir après couloir, parler en trois temps (langue 1 / traduction vers langue 2 / langue 2, traduction vers langue 1), les gens qui s'assoient et attendent qu'on leur donne la parole, les preuves qui sont des morceaux de papier, les hommes frêles qui se croisent devant les fenêtres minuscules. Encore les murs derrière lesquels on ne voit rien. Tout un monde absent du livre, absent des documents mais que l'on guette, que l'on touche au détour des chapitres, dans le blanc des pages.

Ce n'est pas rien alors que le livre se répète et tourne en boucle. Il y a ceux qui ont la parole et la dirige, puis les autres, qui se débrouillent comme ils peuvent (comme ils le racontent parfois, dans le désert du nord de l'Afghanistan, là où on les a pêchés). Ils errent. On les fait errer. Laissons-leur alors le droit de devenir fou, d'avoir peur, de se contredire - même de ne pas arrêter de voir des choses absurdes dans leur propre discours. Non. Celui qui a la parole sanctionne. Insiste. Comme sur le papier. La parole froide, recueillie  La vie et sa réalité sous les lignes des textes ? On en doute parfois. C'est une condition trop fragile.

///


On dit qu'on s'inquiète pour nos enfants,
et qu'on a beaucoup souffert depuis notre arrivée.
On dit qu'à chaque visite
les services médicaux se contentent
de prescrire un comprimé.
Qu'on voudrait passer une radiographie intégrale
pour diagnostiquer
ce qui ne vas pas.
On dit qu'un médecin passe
chaque matin,
mais qu'il se contente de délivrer un seul comprimé,
toujours le même.
On dit qu'on ne parle pas anglais,
mais qu'on lui en parle tous les jours, au médecin,
qu'on lui montre où ça fait mal,
et qu'on souffre de problèmes de vessie.
Que le médecin a l'air de penser qu'on plaisante
et qu'il se met à rire.
On s'excuse,
mais un testicule a été endommagé
quand on a été battu.
On dit que ce qu'il y a de bien,
c'est qu'en procédant à une radiographie intégrale
on saura exactement ce qui ne vas pas.
On dit que depuis qu'on est arrivé
à Cuba,
on souffre terriblement.
Que l'autre jour des soldats nous ont confisqué
notre stylo.
Qu'on avait pourtant la permission d'avoir
ce stylo
dans la chambre.

Extrait. pp.73-74, chap. XVI.


///

Guantanmo est un livre de rien - rempli de voix sourdes. Frank Smith écrit et monte des petites tragédies sans catharsis. Car il y a des endroits où la langue meurt trop.



-
On pourra aussi se perdre sur le site de Frank Smith, avec un tas de choses folles (dont euréka & les diagrammes pour la revue l'Impossible, d'ailleurs) et tout ça sans lyrisme (ah. à croire que ça n'existe plus).

Aucun commentaire: